DES PIEDS ET DES MAINS
Genèse des formes de la nature.
INTRODUCTION
Tout au long du XXè siècle, la recherche en physique s'est surtout orientée vers la compréhension des constituants ultimes de la matière : particules de hautes énergie, neutrinos, quarks etc., et vers la réduction des interactions entre particules à quelques forces fondamentales. Ces découvertes ont changé votre vie.
Une telle connaissance, selon le mot étonnament risqué de Stephen Hawking en conclusion de sa Brève histoire du temps devait nous permettre de connaître la pensée de Dieu lui-même. Dans le même esprit, pour le prix Nobel Steven Weinberg, la découverte -depuis vingt ans imminente- du boson de Higgs doit constituer l'ultime frontière de la science.
Mais les jeunes chercheurs en physique ayant un pied dans le XXIè siècle, dont je fais encore partie après -ou bien malgré-, dix ans passés au Laboratoire de Physique de la Matière Condensée de l'Ecole Poytechnique, n'ont pas cessé de découvrir d'autres horizons. La pensée de Dieu, si c'est de cela qu'il s'agit, s'exprime autant dans la naissance et la mort d'une rose, la métamorphose en papillon d'une chenille, ou le premier sourire d'un nourrisson, que dans les explosions de super novae et le vol intersidéral des neutrinos.
La feuille, la fleur, le doigt, la main, le flocon de neige, le galbe d'une hanche, la douce caresse d'une amarante ou les plis gauffrés d'un cervelas, toutes ces choses ont toujours paru scientifiquement inaccessibles, réservées à un savoir profane, à l'amour, au palais, aux offrandes mystiques. Ce n'étaient même pas, à proprement parler, des objets scientifiques sérieux. Les comprendre? C'était toujours pour demain, pour après-demain, pour un avenir lointain et sans cesse repoussé.
Or, nous y sommes : une science nouvelle s'organise, qui emprunte à la biologie, la physique, la mathématique, l'informatique tous les fils d'une trame qui reconstitue la naissance des formes. Nous allons comprendre précisément les fleurs, les oiseaux, les aurores boréales ou la danse des dunes et de leurs rides, les pieds, les mains, les ailes des libélules et le souffle haletant du nouveau né; pas demain, aujourd'hui, avant ce soir : les voici qui se dévoilent, à une vitesse sans cesse accélérée, et ce dévoilement se révèle captivant; il nous laisse les mains moites d'appréhension. Cette science, la morphogenèse, doit prendre en compte l'aspect temporel, dynamique de la naissance des formes. Contrairement à des figures géométriques immobiles, coulées pour ainsi dire dans les marbres de Praxitèle, les formes de la nature ne se résument pas à quelques géométries supposées parfaites : la sphère le cube ou l'icosaèdre, à des nombres ou des proportions idéales comme le nombre d'or ou le presque innommable 3,1415926. La genèse des formes est étonnament contingente, fille d'une histoire vivante et dynamique dont l'embryon est le plus beau résultat, le cancer son plus effrayant produit.
Dans le mouvement actuel qui salue la naissance de cette discipline, la science est en train d'apporter des réponses à des questions du domaine de la poésie, alors qu'on attendait des réponses à des questions du domaine de la théologie, ou, à tout le moins, de la métaphysique. Evidemment, le poète est plus proche de l'homme que Dieu, et c'est très bien ainsi. Nous, n'aspirons pas à comprendre la pensée de Dieu. Sil est inquiet, que le poète se rassure, les gros bras de la science ne sont pas faits pour impressionner, mais pour protéger, du moins en principe.
Contrairement a une idée répandue, qui cause des ravages dans les filières scientifiques et dans les médias, la science actuelle ne s'enfonce pas dans l'ennui ou dans une abstraction inaccessible réservée à des savants cosinus sympathiques, voire dangereux. Notre époque vit un moment unique, ou l'émergence de nouveaux outils intellectuels (les gènes du développement, les fractales, les systèmes auto-organisés...) et matériels (l'ordinateur, les souris transgéniques,...) permet enfin d'attaquer les problèmes liés à l'origine des formes, et au plus élevé d'entre eux : la formation des êtres vivants.
Le titre de ce livre est "Des pieds et des mains". Il y sera question de pieds, et de mains, un peu, au détour de considérations biologiques et physiques en rapport avec la forme de nos membres. Mais ce qui concourt à expliquer la forme dune main contribue également à dévoiler la forme dune crête de coq, ou dune chips. Cest donc tout le jeu des forces et tiraillements qui provoque la genèse de formes que je vous invite à explorer.
Avec mon précédent livre Arbres de Pierre, Des pieds et des mains se présente certainement davantage comme la chronique d'une science nouvelle, en plein essor, que comme une somme de connaissances, toujours changeantes et appelées demain à l'obsolescence. La position de chroniqueur de cette nouvelle discipline est une des plus jouissives à occuper, quand on en est également acteur : à tout instant, ici ou ailleurs, des pas de géants sont accomplis dans des disciplines variées, qui n'auront d'impact sur la société que dans dix ou vingt ans. Avant que ces découvertes ne changent à leur tour votre vie, ce livre vous invite à une dégustation, en avant-première.